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Un lien peut facilement être établi entre le malaise politique, économique et social d'une part, le champ de la culture et de la civilisation d'autre part. Car les interrogations essentielles de l'Algérie portent sur des problèmes d'identité.
À la tradition arabe rurale d'expression dialectale, qui existait avant l'indépendance, le mouvement nationaliste algérien a ajouté, dans sa volonté de retrouver des racines et de construire une identité commune à l'intérieur de la «nation » arabe, la langue arabe littéraire du Moyen-Orient. Or la distance qui sépare le niveau de l'expression littéraire et savante de celui de l'expression courante est très grande en arabe. D'un côté, la langue littéraire, utilisée à l'écrit et dans quelques types de communication orale (discours officiels, informations télévisées ), n'a évolué dans aucune de ses règles essentielles depuis la révélation du Coran, au VIIe siècle de notre ère. De l'autre, l'expression orale courante passe par une grande variété de dialectes, qui se distinguent essentiellement en parlers citadins et en parlers ruraux – ces différences n'empêchant pas toutefois la compréhension réciproque. En outre, quelque 17 % d'Algériens – en Kabylie, dans les Aurès et au Mzab principalement – ont pour langue maternelle un dialecte berbère. La politique d'arabisation, proclamée dès l'indépendance,
a pour objectif la généralisation de l'emploi de l'arabe littéraire
dans l'enseignement, l'administration, les entreprises, les associations
et la production intellectuelle (médias officiels ), à partir du 5
juillet 1998. Cette politique volontariste se heurte toutefois à une
assez forte «résistance » de la langue française, qui reste prépondérante
dans de nombreux secteurs de l'administration et de l'économie, et dont
l'usage, y compris à l'oral, est courant chez toute une partie de la
population, notamment citadine, et des défenseurs de la culture berbère,
essentiellement en Kabylie.
À l'époque romaine comme plus tard à l'époque arabe, l'Algérie, fondue dans un ensemble plus vaste qu'elle, n'a pas de production littéraire spécifique. Si, au XIVe siècle, Ibn Khaldoun rédige à proximité de Tiaret une part importante de son œuvre d'historien, les fameux Prolégomènes, il n'est pas un enfant du pays, mais un écrivain itinérant à l'intérieur du Maghreb. Avec la conquête française,
l'Algérie s'agrège à un nouvel ensemble culturel. Dans la communauté
européenne de la colonie se développe, au début du XXe siècle, un
courant littéraire algérianiste où se distinguent Robert Randau,
Isabelle Eberhardt, Lucienne Favre. Très différente, parce que délibérément
universelle, est l'école d'Alger où s'illustrent, à partir du milieu
des années 1930, Albert Camus, Emmanuel Roblès, Jules Roy et Jean Pélégri.
Une littérature algérienne d'expression française naît peu de temps
après, d'abord marquée par l'écrivain kabyle chrétien Jean Amrouche (l'Éternel
Jugurtha, 1946 ), puis par Mouloud Feraoun (le Fils du pauvre, 1950 ),
Mouloud Mammeri (la Colline oubliée, 1952 ) et Mohamed Dib (la Grande
Maison, 1952 ). Ces écrivains ouvrent la voie à une littérature de
combat, conduite de front avec la lutte de libération nationale par Kateb
Yacine (Nedjma, 1956 ), Malek Haddad, Assia Djebar, Djamal Amrani, mais
aussi par deux poètes d'origine européenne, Anna Greki (Algérie
capitale Alger, 1963 ) et Jean Sénac (Matinale de mon peuple, 1961 ). Après
l'indépendance, la littérature d'expression française se poursuit avec
Mourad Bourboune, Rachid Boudjedra, Rabah Belamri, Rachid Mimouni (Tombeza,
1984 ). Dans le même temps, la littérature
de langue arabe – restée vivante même à l'époque coloniale avec
Mohamed Bencheneb, Cheikh Ben Badis, Bachir Ibrahimi – progresse. Le
genre romanesque surtout, essayé dans les années 1950 par Reda Houhou,
se développe dans les années 1970 avec pour chefs de file Abdelhamid
Benhedouga (Vent du sud, 1971 ) et Tahar Ouettar (l'As, 1974 ), dont les
œuvres sont traduites dans plusieurs langues.
L'Algérie abrite de nombreux vestiges archéologiques et monumentaux, à commencer par les milliers de fresques et de gravures rupestres préhistoriques découvertes au Sahara, sur le plateau du Tassili notamment. Deux mausolées, marqués par les influences punique et hellénique, témoignent de la période des royaumes numides : le Medracen, aux abords des Aurès, et le Tombeau de la chrétienne, sur la chaîne des collines à l'ouest d'Alger. C'est Rome, toutefois, qui a laissé les traces les plus imposantes : les ruines de Timgad, près de Batna, de Djamila, en Kabylie, de Tipasa, sur la côte à l'ouest d'Alger, comptent parmi les sites les plus remarquables du pourtour méditerranéen, pour la qualité de leurs mosaïques en particulier. Parmi les vestiges de l'islam médiéval, la Qala des
Banu Hammad, dans le Hodna, offre une belle réplique des palais mésopotamiens
du XIe siècle qui ont pour la plupart disparu. À Nedrouma, Tilimsen et
Alger, de grandes mosquées, directement inspirées de celle de Cordoue, témoignent
de l'art almoravide qui rayonna sur tout le Maghreb au XIIe siècle. L'Algérie dispose enfin,
avec la Casbah d'Alger – reste de la ville ottomane – et les villes de
la vallée du Mzab, dont Ghardaïa, Beni Isguen, El-Ateuf, de deux chefs-d'œuvre
d'urbanisme qui ont inspiré des architectes contemporains comme Le
Corbusier et surtout Fernand Pouillon, auteur de nombreux édifices (cités,
hôtels, marinas ) en Algérie. Avec le miniaturiste Mohammed
Racim, qui a fait école dans les années 1930, s'est développée une
peinture algérienne inventive, qui puise aux sources de la culture maghrébine
sans ignorer les recherches plastiques occidentales. Elle s'illustre
notamment, à partir de la fin des années 1940, par les grandes gouaches
aux arabesques colorées de Baya, par les toiles expressionnistes de
M'Hamed Issiakhem et par l'œuvre, abstraite et rythmée de signes, de
Mohammed Khadda.
Né avec la lutte de libération, le cinéma algérien
est d'emblée un cinéma engagé. Dans les années qui suivent l'indépendance
s'impose le thème de la guerre, traité par Lakhdar Hamina dans le Vent
des Aurès (1967 ), puis dans Chronique des années de braise (1975 ).
Sans disparaître totalement, ce thème laisse peu à peu la place aux préoccupations
sociales qui accompagnent la période de construction du socialisme :
ainsi, le Charbonnier (1972 ), de Mohamed Bouamari, dresse un sombre
tableau de la condition paysanne, tandis qu'Ahmed Rachedi dénonce, en
1978, avec Alice au pays des mirages, la condition faite aux émigrés algériens
en France. Le problème de l'émancipation de la femme est également
abordé par Sid Ali Mazif dans Leïla et les autres (1977 ) et par Assia
Djebar dans la Nouba des femmes du mont Chenoua (1977 ). En 1985, le
Moulin, d'Ahmed Rachedi, critique à travers une fiction historique la
bureaucratie, la langue de bois et la répression policière. Mais ce cinéma
militant ne rencontre pas de vrai succès populaire, à l'inverse d'un
film comme Omar Gatlato (1976 ), de Merzak Allouache, qui traite avec
humour des préoccupations et des difficultés quotidiennes de la jeunesse.
D'autres tentatives non conformistes, comme les Aventures d'un héros
(1978 ), du même Merzak Allouache, ou les Folles Années du twist (1982
), de Mahmoud Zemmouri, ne connaissent pas un aussi bon accueil. Quelques
cinéastes algériens, tournant en France sur le thème de l'émigration
ou de la banlieue, se font remarquer, tel Mehdi Charef avec son Thé au
harem d'Archimède (1985 ).
Beaucoup plus populaires que le cinéma sont en Algérie
la musique et la chanson, qui occupent en permanence un espace jamais
abandonné au silence. La musique classique, ou andalouse, porte le nom de
la province d'Espagne d'où les morisques, expulsés en 1609 par les chrétiens,
l'ont rapportée. On y retrouve souvent les sonorités du flamenco – qui
en est issu. La musique chaabi («populaire ») utilise en les simplifiant
les mêmes sonorités ; la voix âpre d'El-Anka à Alger ou de Fergani à
Constantine en constituent des exemples anciens mais toujours appréciés.
Typique, traditionnel, le chaabi se maintient aujourd'hui en dépit du raz
de marée du raï, qui est venu de l'ouest du pays. Musique de bergers
passée par les bouges d'Oran pendant l'entre-deux-guerres, le raï réapparaît
dans la même ville au début des années 1980, avec force guitares électriques,
accordéons, trompettes et synthétiseurs. Complètement inconnu ailleurs,
le phénomène se répand, d'abord clandestinement, puis explose dans tout
le pays à partir de 1985. Ses chanteurs, les chabs et les chabbates –
Chab Mami, Chabba Fadila et surtout Chab Khaled – deviennent du jour au
lendemain célèbres parmi les jeunes de tous les milieux, car ils savent,
partant d'un rythme traditionnel sur lequel ils mettent des paroles de vie
et de liberté, exprimer le mal de vivre et la quête de bonheur de toute
une génération. À côté du raï et du chaabi, il existe encore une
chanson kabyle contestataire, dont Aït Menguellet est le meilleur représentant.
Face à l'assez large constat d'échec que l'on peut dresser sur les plans politique et économique, il convient de rappeler les immenses efforts faits depuis l'indépendance en matière d'éducation et de santé, et dont les résultats sont plus qu'honorables. Cependant, la modernisation rapide de la société algérienne, insufflée par l'État, a créé beaucoup d'attentes et d'insatisfactions, désorientant une population extrêmement jeune qui cherche désormais un recours – ou un refuge – dans l'islam militant.
La priorité de l'Algérie, au moment de l'indépendance, a été de généraliser l'instruction. C'est à l'éducation nationale, bien avant la défense, qu'ont été consacrées les plus importantes masses budgétaires. Aussi bien, l'analphabétisme est passé de 73,6 à 42,6 % de la population âgée de 15 ans et plus entre 1970 et 1990. Pourtant, le taux de scolarisation des tranches d'âge concernées par l'enseignement obligatoire de l'école fondamentale (de 6 à 16 ans ), en dépit d'effectifs pléthoriques, ne dépasse pas 75 %. Au sortir de l'école fondamentale, les élèves sont orientés vers les formations professionnelles des instituts technologiques, ou vers les lycées et le système universitaire classique (200 000 étudiants au début des années 1990 contre 500 seulement au moment de l'indépendance ). Les enseignements primaire et secondaire sont aujourd'hui entièrement arabisés, le français restant toutefois enseigné dès l'école primaire comme première langue étrangère, tandis que, dans l'enseignement supérieur, les disciplines scientifiques sont toujours enseignées en français.
Un effort considérable a également été fait dans le domaine de la santé : alors que l'espérance de vie n'était, en 1970, que de 52,4 ans, elle est estimée à 67 ans [en 1997 ] ; dans le même temps, la mortalité infantile est passée de 139,2 ‰ à 44 ‰ [estimation 1997 ]et le nombre de médecins a été multiplié par trois (1 pour 2 000 h.). Ces résultats objectifs, dus à une politique systématique de formation, de construction d'hôpitaux et d'acquisition de matériel, ont été trop souvent masqués aux yeux des bénéficiaires par un fonctionnement du secteur public jugé insatisfaisant. Sans que soit remis en cause le principe de la gratuité de la médecine, l'Algérie s'oriente aujourd'hui vers la coexistence d'un secteur d'État (gratuit ) et d'un secteur libéral.
La Constitution algérienne désigne l'islam – en effet religion de l'immense majorité des Algériens – comme religion d'État. Cela n'empêche pas toutefois la reconnaissance du culte israélite, ainsi que d'une Église chrétienne qui compte un archevêque, trois évêques et quelque 300 prêtres d'origine européenne, dont certains ont acquis la nationalité algérienne. Les musulmans sont tous sunnites de rite malékite, sauf les quelques dizaines de milliers de kharidjites du Mzab. C'est en rupture avec la modération de la pratique populaire traditionnelle en Algérie que s'est développé l'islamisme contemporain, qui milite pour le retour aux sources de l'islam, c'est-à-dire pour le rétablissement intégral des préceptes originels et du style de vie des premiers musulmans, quelle qu'ait été l'évolution de la société depuis plus de 1 300 ans. Cette quête d'une personnalité perdue rencontre aujourd'hui d'autant plus de succès, en Algérie comme dans d'autres pays arabes, que la crise sociale et morale est profonde, et que les réponses apportées par le pouvoir en place ou par l'opposition classique sont faibles.
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